Le super-festival allemand fête sa 53e édition
Une fois de plus, l’immersion complète dans les allées et méandres du Moers festival se vit comme une expérience globale, une plongée dans un monde parallèle où règnent la musique, la diversité et une certaine liberté (perdue déjà pour la plupart d’entre nous) à laquelle on ose à peine goûter.
moers festival © Inga Klamert
L’ambiance libertaire et très politisée du festival ne se dément pas, même sous l’orage, même dans un contexte international de guerres, de génocide et autres atrocités militaires. Si l’éditorial du programme (80 pages au format A4) en appelle à la conscience politique (de gauche, féministe, écologiste, anticapitaliste), il rappelle également qu’on peut/doit dénoncer les crimes perpétués autour et dans Gaza depuis le 7 octobre 2023 en interdisant tout propos antisémite. Le sujet sensible sera abordé à plusieurs reprises.
Toujours à Moers festival, deux pays sont invités et ont envoyé (quand les services consulaires n’ont pas décidé d’entraver la circulation des artistes) des contingents de musicien·ne·s : la Namibie et le Japon. Deux cultures de clicks et de clongs, ceux du koto et ceux des langues vernaculaires du désert du Kalahari, notamment le peuple San, dont un groupe est venu danser, chanter et jouer sur les scènes. Le reste de la programmation est un savant mélange d’artistes du monde entier, avec une certaine appétence pour les explorateur·trice·s sonores.
Le pianomobil © Inga Klamert
Cette année, le festival est soutenu par le dispositif NRW Kultur, le bras armé de la culture de Westphalie du Nord-Rhénanie. C’est dans le cadre d’un programme international que Citizen Jazz a été invité, aux côtés de journalistes de Namibie, Japon, Israël, Ecosse, Angleterre, Lituanie et d’une programmatrice brésilienne. Une particularité qui permet de renforcer les liens entre les scènes jazz mondiales et au Moers festival de bénéficier d’une diffusion élargie.
Avec 5 scènes le long d’un sentier qui fait boucle, Moers festival propose des dizaines de concerts simultanément. Les deux grandes scènes Enni Halle (salle polyvalente couverte transformée en cirque où les frontières entre la scène et la salle sont effacées) et Rodelberg, (scène en plein air où l’on peut écouter la musique allongé dans l’herbe au soleil ou debout sous l’orage, les pieds mouillés) sont deux pôles magnétiques entre lesquels on passe par le lycée qui accueille la scène Annex, lieu de rencontres inédites, l’auditorium et le foyer avec les disquaires, les stands de produits du monde (les marchands du temple), la scène réservée aux enfants (où l’on croise le trompettiste Bart Maris qui partage sa passion du souffle avec des petits) et la tente Sonnenweg où officient des DJ pour une ambiance chill. C’est également le seul endroit où l’on peut boire du vin naturel, pour changer de la pils…
On croise également le pianomobil qui transporte une mini-scène dans la ville et le festival.
Michiyo Yagi & Zeena Parkins © Nils Brinkmeier
Durant quatre jours, du 17 au 20 mai, on passe d’une scène à l’autre, tentant d’attraper le plus possible de musique entre midi et minuit pour les couche-tôt.
Avec le Japon comme pays invité, on retrouve quelques musicien·ne·s que Citizen Jazz suit déjà depuis quelques temps : la joueuse de koto Michiyo Yagi qui se produit plusieurs fois, notamment en duo avec la harpiste bruitiste américaine Zeena Parkins. Yagi utilise des arcs, des baguettes et de nombreux autres effets sur des kotos à 17 et 21 cordes pour créer une série d’harmoniques métalliques et déformées. Ce déluge d’effets et de claquements enchante la grande salle Enni. Les deux musiciennes, à force de pédales et de techniques étendues, engendrent des sonorités qui vont jusqu’à ressembler à celles d’un gamelan. C’est fantasque.
On y croise également la vibraphoniste Taiko Saitō (tout juste auréolée du prix de la meilleure percussionniste allemande). Elle se produit aux Moers Sessions en trio avec la tromboniste Shannon Barnett et le batteur Daniel Schröteler. C’est fluide et animal, la vibraphoniste distille un halo autour des saillies râpeuses de Barnett.
Taiko Saitō & Naoko Kikuchi © Nils Brinkmeier
Saitō se produit également en duo avec une joueuse de koto Naoko Kikuchi, dans l’église Saint Joseph. Cette fois-ci au marimba, devant un public nombreux, le jeu est plutôt haché et répétitif. Les deux kotos (de 17 et 21 cordes) sonnent en contraste avec la rondeur du marimba. Les pièces sont en grande partie écrites et assez complexes. Mais c’est une standing ovation qui récompense les musiciennes.
On retrouve enfin la vibraphoniste japonaise lors d’un concert tardif orchestré par l’artiste suzueri (Elico Suzuki) entourée de son alter ego Makoto Oshiro (aux oscillateurs) et de la violoncelliste Emily Wittbrodt (membre du quartet Hilde). Ce concert de fin de journée, tout en vibrations électroniques, drones et autres structures tournantes et hypnotisantes en appelle au lâcher-prise. Plongée dans la quasi-obscurité, la salle n’est qu’une membrane unique, respirant de concert, totalement envoûtée. Encore une fois, les interventions mesurées et précises du marimba de Saitō viennent réchauffer les nuances électroniques décharnées.
Autre grande dame du jazz japonais, la pianiste Satoko Fujii, venue pour quelques concerts dont un duo acoustique avec le trompettiste Natsuki Tamura. Au piano, une grande force de frappe et une grande étendue de jeu pianistique sur laquelle le trompettiste brode grâce à une maîtrise des effets de jeu et du souffle, c’est chaud et vibrant.
Masayo Koketsu © Dawid Laskowski
La saxophoniste alto Masayo Koketsu a fait sensation, aussi bien à l’Annex en improvisation avec Jason Nazary (d) et Daniel Schröteler (d) et Kellen Mills (b) que lors de l’hommage enlevé et dynamique à Peter Brötzmann. Intitulé avec humour Brötzfrau [1], ce groupe international regroupe deux sax, la trompette de Bart Maris, le légendaire tromboniste allemand Conny Bauer, une guitare, une basse tenue par le fils du saxophoniste, Caspar Brötzmann, et deux batteries dont celle de l’artiste Lesley Mok. Cette impressionnante machine hétéroclite a produit une musique tout feu tout flamme, avec des prises de paroles collectives et individuelles mémorables. C’est un succès et un moment vraiment roboratif comme le jazz libre sait en produire.
Shishani et le groupe San © Dennis Hoeren
La Namibie et ses représentants ont contribué à la diffusion d’une culture marquée par de longues années de répression. L’exposition Stolen Moments présente les éléments de la musique populaire namibienne retrouvés et restaurés. Le concert afférent permet d’entendre ces rythmes et ces chants, l’activiste, artiste et guitariste non-binaire Shishani (qui vit à Amsterdam) emmène le groupe multiculturel namibien vers sa meilleure expression. Cette attitude de transmission se retrouve également avec le trio formé de la chanteuse (et ukulele) Angelina Tashiya Akawa avec le contrebassiste Robert Lucaciu et la saxophoniste alto Theresia Philipp. Quant à Jackson Wahengo, guitariste star, il redonne vie au répertoire de quelques chansons namibiennes censurées, à l’africanité bien trempée.
Parmi les concerts singuliers, on peut également noter la présence de la violoniste Julia Brüssel (également membre du quatuor Hilde) avec Alexander Hawkins ou en impro avec Masayo Koketsu, la lecture des textes du poète (fil rouge de cette édition) Hanns Dieter Hüsch par Aki Henn et un ensemble qui comprend la super paire vibraphone-guitare allemande de Salome Amend et Raissa Mehner, déjà repérée l’an passé.
Amirtha Kidambi’s Elder Ones à l’Annex © Dennis Hoeren
La prestation du groupe d’Amirtha Kidambi, Elder Ones, a fait son effet aussi bien avec son concert de tournée qu’en session d’improvisation avec le violoncelliste Yuki Nakagawa et le guitariste Loui Yoshigaki…
Le pianiste sud-africain Nduduzo Makhathini en trio a enflammé la scène avec sa musique colorée. En invitant sur scène un groupe de l’ethnie San, il a transformé le concert en tribune politique pour les droits des peuples. Stefan Schultze, pianiste et programmateur, a fait plusieurs interventions en duo avec lui-même, en recomposant et triturant sa musique à l’aide d’ordinateurs et de vidéos.
C’est aussi Philip Zoubek (p) et son trio qui proposent une musique très équilibrée, sans trop d’effet malgré les claviers. Enfin, l’artiste improvisatrice en résidence, la saxophoniste Virginia Genta, réunit une poignée d’artistes autour d’elle pour l’une des sessions à l’Annex, avec à la basse électrique la fabuleuse Farida Amadou. Une surprise, l’étoile en haut du sapin.
À Moers, il n’y a pas un festival mais plusieurs qui s’entremêlent. Pas de frontière non plus. On a beau être dans le Land le plus riche et le plus peuplé d’Allemagne, on est sur une sorte d’île isolée de fracas du monde, solidaire et cosmopolite. Une petite ville-monde où se retrouvent les personnes qui savent se poser pour écouter, laisser le discours inouï de l’improvisation imprégner les synapses et déclencher des émotions désirées mais surprenantes. Moers, par sa configuration en ellipse et ses multiples recoins, permet une immersion totale, en apnée.
par Matthieu Jouan // Publié le 9 juin 2024
[1] En allemand, Mann signifie homme et Frau, femme.
Link: https://www.citizenjazz.com/En-apnee-a-moers-festival.html (Abgerufen am 13.06.2024 um 14:11)